Cahier de l’entrée Travailler / Entreprendre
« On reproche souvent aux salariés acculés à des licenciements ou à des fermetures d’usines de négocier les meilleures primes de départ possible, en renonçant à la sauvegarde de l’emploi. […] L’idée d’une reprise de la production de pneus pour les vendre aux particuliers nous a traversé l’esprit. Mais c’était impossible, car il est interdit de vendre des pneus sans marque, la marque ne nous appartient pas et est moulée dans les pneus, et il aurait fallu modifier tous les moules, ce qui aurait été très coûteux. On a eu ce débat entre nous, mais on a dû y renoncer. […]
L’Europe a organisé le dumping social, et cela tire tous les prix vers le bas. Ils ont offert sur un plateau le pouvoir aux puissances économiques. Les pouvoirs politiques n’ont plus la main sur grand-chose. Il faut reprendre le pouvoir économique. […] On ne peut gagner seuls, il faut que se développe dans les luttes une conscience collective. Dans les années 70, les gens étaient plus forts car il y avait des bagarres collectives. Aujourd’hui, les gens sont plus individualistes. Or le « chacun pour sa gueule » ne produit rien. Les patrons et les politiques misent sur cet individualisme pour casser les actions de grande ampleur. »
(Virgilio Mota da Silva, délégué SUD au CE de Goodyear, interviewé par Evelyne Perrin, 2009)
Ces paroles de travailleur confronté à un plan social résument parfaitement les raisons de notre indignation. Indignation face à un capitalisme prédateur, qui sacrifie l’emploi sur l’autel des actionnaires et de leurs exigences de rentabilité à court terme. Indignation face à des pouvoirs publics qui encouragent le développement de ce capitalisme financier, livrant ainsi leur population aux mains de la finance : politiques européennes de libre-échange, mise en concurrence des travailleurs et des territoires, dérégularisation économique et financière, se sont accompagnées d’une dégradation continue des conditions de travail, des salaires, et surtout de l’emploi au cours des 30 dernières années. Le pire de leurs effets a été de briser les solidarités collectives, plongeant une grande partie de la population dans l’isolement et la résignation.
C’est l’industrie qui a été le plus durement touchée : 269 000 emplois ont été supprimés dans l’industrie entre début 2008 et fin 2009, soit une baisse de 7,7 % sur des effectifs pourtant déjà fortement comprimés au cours des années précédentes ; ceci alors même que ce chiffre ne comprend pas les suppressions d’emploi des intérimaires travaillant dans l’industrie et décomptés dans les effectifs du secteur tertiaire, suppressions d’emploi qui ont concerné 121 000 personnes entre le troisième trimestre 2008 et le troisième trimestre 2009. Et l’INSEE estimait que 63 000 emplois industriels devaient encore disparaître au cours du premier semestre 2009. Mais l’industrie n’est pas la seule touchée, et le secteur tertiaire marchand a aussi perdu entre 2008 et 2009 281 000 emplois, soit 1,5 % de ses effectifs. L’apparition des délocalisations dans ce secteur dément le mythe du déversement de l’emploi industriel dans les services, et dévoile l’urgence d’une réflexion sur notre politique industrielle.
Dans ce tableau sinistré, l’année 2009 a été marquée par des vagues de licenciements dans les entreprises industrielles et également tertiaires, et jalonnée de luttes acharnées des salariés concernés par les plans sociaux : Molex, Freescale, Continental, Caterpillar, New Fabris, Chaffoteaux et Maury, Ford, General Motors, Goodyear,… pour ne citer qu’eux, ont défrayé la chronique en recourant à diverses actions plus ou moins spectaculaires contre les plans sociaux : pose de bonbonnes de gaz devant l’usine et menaces de la faire sauter, manifestations, jusqu’à poser nus pour un calendrier, tout a été tenté pour toucher l’opinion publique et interpeller le gouvernement. Les succès ont été rares, et dans la plupart des cas, les plans sociaux ont été appliqués, jetant dans le chômage des salariés qui craignent de ne pas retrouver d’emploi dans des bassins d’emploi sinistrés.
Se pose ainsi la question : quelles alternatives face aux plans « sociaux » et à la montée du chômage ? Une voie de sortie solidaire de la « crise » est-elle possible ?
La principale limitation à la récupération d’entreprise est que celle-ci ne peut s’effectuer que lorsqu’une unité de production entre en crise. Pour qu’il y ait récupération, il faut qu’il y ait faillite ou abandon de l’entreprise par ses anciens propriétaires. La proposition est néanmoins extrêmement pertinente dans un contexte de crise et de désindustrialisation telle que nous le connaissons actuellement.
Une enquête publiée par le programme Faculté Ouverte de l’Université de Buenos Aires à l’automne dernier montre une persistance du phénomène dans le temps. Les récupérations ont connu un pic entre 2002 et 2004 soit au plus fort de la crise argentine - la moitié des entreprises récupérées sont apparues dans la période ; 10% d’entre elles sont nées entre 2005 et 2007, et autant entre 2008 et 2010. La récupération de leur entreprise semble donc s’être imposée dans l’esprit des travailleurs argentins comme une solution légitime en cas de menace majeure pour leur « source de travail ». La plupart des récupérations récentes ont eu lieu à l’intérieur du pays, preuve d’une diffusion du phénomène ; il y a quasi parité entre les ERT situées dans et en dehors de la capitale. L’Argentine compte aujourd’hui 205 ERT comprenant 9362 travailleurs répartis (par ordre décroissant) dans la métallurgie, l’alimentation, l’industrie graphique, la construction, mais aussi les services (santé, éducation, communication, hôtellerie…) dont la part est en progression.
L’exemple argentin nous montre que ce qui est apparu comme une réponse ponctuelle à la crise s’est consolidé et s’est transformé en l’une des voies privilégiées de lutte contre le chômage. La forte publicisation des premières expériences leur a permis d’être une source d’inspiration pour beaucoup d’autres, et les entreprises récupérées ont été prises au sérieux par le pouvoir politique, qui en a fait l’un des éléments de sa politique de l’emploi. Le retentissement n’a pas seulement été national, mais international, puisque le mouvement de récupération s’est répandu dans les pays voisins (Uruguay, Brésil, Venezuela) et sur d’autres continents : ainsi les travailleurs en lutte de Philips ou de Molex ont-ils été en contact avec les ouvriers céramistes de Zanon, la plus célèbre entreprise récupérée argentine. De la même manière, en France, l’exemple de récupérations réussies pourrait être un formidable signe d’espoir pour les travailleurs confrontés à des plans sociaux ; il leur manque aujourd’hui un outil efficace permettant la sauvegarde de leur travail, et quel meilleur moyen que de se le réapproprier ! Nous sommes convaincus que l’économie sociale et solidaire est « une autre économie » possible, et non pas un tiers-secteur coincé dans les failles du marché et du secteur public ; les entreprises récupérées argentines montrent que dans tous les secteurs, dans de petites comme dans de grandes entreprises (Zanon occupe 440 travailleurs), les travailleurs peuvent diriger avec succès la production.
En France, l’exemple de CERALEP est relativement isolé ; on peut également mentionner Marketube, fabrique de tubes et emballages en matières plastiques à Marquette-Lez-Lille (Nord) récupérée en 1975 ; Socodis, atelier textile à Noyers sur Cher (Loir et Cher) récupéré en 2003 ; Commodo, entreprise de menuiserie à Saint-Jean-d’Avelanne (Isère) récupérée en 2005 ; ou Starissima, fabrique de lingerie à Orléans, récupérée en 2009. Récemment, la récupération de la SDAB (mareyeurs bretons) s’est soldée par une faillite.
Mais les fermetures d’entreprises, elles, sont nombreuses, et nombreuses également sont les luttes. Selon Evelyne Perrin, auteur d’une enquête sur les luttes des salariés contre le plans sociaux entre 2008 et 2010, « le premier réflexe des travailleurs cibles de délocalisations n’est pas de demander des indemnités de licenciement maximales, mais bien de défendre leurs emplois ». Beaucoup de ces luttes se sont soldées par des échecs, dans l’indifférence la plus totale ; les Ford de Blanquefort ont réussi à empêcher un plan social, tandis que les SBFM de Caudan sont parvenus à se faire reprendre par Renault… Mais lorsque l’idée de récupération leur a traversé l’esprit, les travailleurs l’ont le plus souvent mise de côté, car elle leur paraissait irréaliste. Il n’y a que les Philips de Dreux qui ont tenté de relancer la production de téléviseurs sous contrôle ouvrier, ce qui a notamment été rendu possible par le fait que l’usine réalisait un produit fini ; mais l’expérience s’est terminée au bout de dix jours, par frilosité du syndicat majoritaire. Depuis un an, les Fralib de Marseille, qui produisent la marque de thé Elephant, résistent quant à eux à un plan social de la maison-mère Lipton-Unilever ; ils sont porteur d’un « plan alternatif » qui pourrait peut-être déboucher sur une nouvelle entreprise récupérée française (voir leur blog : cgt.fralibvivra.over-blog.com/)…
Pour permettre à ce type d’initiative d’aboutir, nous pouvons tirer des leçons de l’expérience argentine. En premier lieu, il ne faut pas perdre de vue que celle-ci surgit de la nécessité des travailleurs. La meilleure manière de promouvoir la récupération d’entreprise est donc de cesser de parler à leur place et de faire entendre leur voix dans la société, pour montrer la légitimité de leur lutte ; les argentins ont démontré que la défense du droit au travail face au comportement de « patrons voyous » ou d’actionnaires assoiffés de profit pouvait faire l’objet d’un large consensus, dans un contexte de crise économique et de désindustrialisation.
En second lieu, les travailleurs ont besoin d’une aide humaine. L’amertume est grande parmi les camarades interviewés par Evelyne Perrin, qui se sont souvent sentis abandonnés – par les fédérations syndicales, par les politiques, par les médias, par la société… « Là où les luttes ont le mieux marché, c’est quand la sauvegarde des emplois faisait l’objet d’une unité syndicale, était portée par des collectifs de grève rassemblant syndiqués et non syndiqués, ou quand les travailleurs ont reçu le soutien de la population et des élus locaux. » Pour Fabien, de Sanofi-Aventis Neuville-sur-Saône : « Si on ne fait pas de collectif, les gens se sentent abandonnés. Ils disent qu’il n’y a pas d’alternative en face, même s’ils sont prêts à se battre. Je suis syndicaliste ; le syndicalisme n’a pas vocation à se substituer au politique (même s’il y contribue), et aujourd’hui, on n’a pas de solution toute faite de rechange. Il ne suffit pas de dire « Grève générale ! » si les gens ne sont pas convaincus. Or, le vrai problème aujourd’hui, c’est d’arriver à convaincre. Quand on parvient à faire du collectif, les idées les plus radicales ressortent spontanément, car les gens ont dans la tête l’idée de changement. » C’est pourquoi il est important d’être présent au niveau local sur les piquets de grève, dans les manifestations, dans les assemblées. Ces dernières sont particulièrement importantes pour lancer la discussion sur la récupération.
Ensuite, il est important d’apporter une aide technique aux luttes contre les plans sociaux. En Argentine, le soutien des étudiants et des professionnels engagés a été déterminant. En effet, les travailleurs se sentent souvent démunis face à leur employeur, qui dispose de ressources beaucoup plus importantes. Ils ont d’abord besoin de conseils juridiques ; au-delà de la mise en échec des plans sociaux, qui est une solution précaire, il s’agit ni plus ni moins d’inventer les voies légales permettant la récupération d’entreprise. Pour cela, il sera important de se pencher sur la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique, et sur la possibilité de rachat d’une faillite par les travailleurs licenciés. Cette aide technique peut aussi porter sur la rédaction d’un contre-plan ouvrier démontrant la viabilité de la récupération, en prenant en compte la dimension de l’utilité sociale et environnementale de la production, dans la perspective d’une reconversion industrielle. Objectifs qui vont de pair avec la recherche d’une solution politique.
Enfin, il ne faut pas négliger la question de l’appui financier. La première raison d’échec des luttes est la nécessité pour les travailleurs de faire vivre leur foyer, ce qui peut les pousser à chercher une indemnisation ou un autre travail le plus rapidement possible. Il faut donc soutenir les caisses de grève, sur le modèle de la solidarité financière qui s’était mise en place lors du mouvement contre la réforme des retraites. Ces soutiens individuels doivent aller de pair avec une aide des organisations sociales solidaires.
En premier lieu, les entreprises récupérées argentines ont permis la sauvegarde de près de 10 000 postes de travail. Elles constituent donc une réponse efficace face au chômage, d’autant que 77% d’entre elles déclarent avoir procédé à de nouvelles embauches. En redéfinissant les critères de rentabilité d’une unité productive autour des besoins des travailleurs, elles contribuent au maintien de l’activité économique sur les territoires. Elles sont nombreuses à connaître une bonne situation économique, leur permettant d’augmenter les salaires, et de réaliser des investissements.
En second lieu, la récupération d’entreprise s’est imposée comme une alternative face à la fermeture d’une fabrique. La poursuite du phénomène dans le temps montre qu’il appartient désormais au répertoire d’action collective des travailleurs en lutte. Cela contribue à une modification du rapport de force salarial en faveur des travailleurs.
Enfin, les entreprises récupérées sont un formidable terrain d’apprentissage pour leurs travailleurs, qui cessent d’être cantonnées à une tâche répétitive, prennent connaissance de l’ensemble du processus de production, apprennent à participer aux décisions, découvrent la politique…
Comme mentionné précédemment, les entreprises récupérées argentines ne sont pas nées du projet d’une organisation mais de la nécessité des travailleurs en lutte. Elles ont néanmoins donné naissance à une, puis plusieurs organisations – nous nous cantonnons ici à présenter les trois principales.
La première a été le Mouvement National des Entreprises Récupérées, dont le slogan est « occuper, résister, produire ». Il a eu un rôle très important lors de la phase initiale des récupérations, en apportant un soutien humain aux luttes des travailleurs : occupation des fabriques, barrages routiers, manifestations, résistance face aux délogements policiers… Il est porté par un groupe de militants syndicaux antibureaucratiques, et son action se fonde sur la solidarité entre travailleurs autogérés et travailleurs en lutte.
D’une première scission au sein du MNER est né le Mouvement National des Fabriques Récupérées par leurs Travailleurs, porté par l’avocat Luis Caro, et qui est aujourd’hui le mouvement le plus important. A l’inverse du MNER, celui-ci rejette l’action directe au profit de la recherche de solutions négociées dans le cadre de la légalité institutionnelle. Le MNFRT est porté par un groupe de professionnels (juristes, ingénieurs) qui apportent un soutien juridique et technique aux entreprises récupérées. Ainsi, Luis Caro est l’avocat de beaucoup de fabriques récupérées ; il a également été l’auteur de la première loi d’expropriation d’une fabrique ainsi que d’une modification de la loi des faillites en faveur de la récupération d’entreprise, approuvée très récemment.
D’une seconde scission plus récente au sein du MNER est née la Fédération Argentine des Coopératives de Travailleurs Autogérés. Celle-ci reproche au premier mouvement de se focaliser sur la phase d’occupation et de résistance, et de ne pas apporter de solutions dans le domaine de la production. La particularité de la FACTA consiste à avoir rassemblé des entreprises récupérées avec d’autres coopératives de travail, dans une logique de coopération : développement de réseaux de commercialisation, suppression des intermédiaires, achats groupés… Celle-ci est également très tournée vers le lobbying auprès des politiques, en vue d’un soutien financier, technique ou légal.
Les expériences passées montrent que l’autogestion ne peut être imposée par le haut. En Argentine, les premières entreprises récupérées surgissent de manière imprévue dans divers points du pays, et c’est postérieurement qu’elles se regroupent dans un mouvement national. Certaines sections locales de syndicats ont néanmoins joué un rôle important dans l’impulsion des récupérations ; c’est le cas de la section locale de l’Union Ouvrière Métallurgique de Quilmés (banlieue de Buenos Aires), ou du syndicat des employés graphiques à Buenos Aires et à Córdoba.
En France, les luttes de CERALEP, de Philips Dreux, ou aujourd’hui des Fralib, ont été impulsées par la CGT locale, malgré les réticences de la bureaucratie syndicale. Si les syndicats sont un outil incontournable pour mener de telles luttes, les travailleurs ont néanmoins compris qu’il était important d’élargir leur lutte aux non-syndiqués et à la communauté, et de se solidariser avec l’ensemble des travailleurs en lutte quelque soit leur étiquette.
C’est le sens du « Collectif de Lutte Contre les Patrons Voyous », né le 30 juillet 2009 lors d’une manifestation de soutien aux New Fabris de Châtellerault, à laquelle participaient des travailleurs de trente entreprises de tout le pays : « Cette manifestation n’est pas un baroud d’honneur des ex-salariés de New-Fabris. Cette manifestation doit être le commencement de quelque chose. C’est la création d’un collectif pour toutes les entreprises qui luttent contre ces patrons voyous et ces actionnaires qui ferment nos usines et qui licencient des milliers de personnes. Aujourd’hui chaque entreprise lutte, se bat, et parfois meurt toute seule, dans son coin. Demain, c’est tous ensemble qu’il faudra lutter. Nous ne pourrons gagner qu’en réunissant toutes les entreprises, toutes les organisations syndicales, main dans la main. C’est tous ensemble que nous vaincrons. Aujourd’hui, c’est une pierre que nous venons de poser. Demain, dans les prochaines semaines, cette pierre va en appeler d’autres, pour construire une maison qui un jour nous fera entendre partout dans le pays. » (Guy Eyermann, délégué CGT des New Fabris). Ce collectif peut être un outil important pour organiser la solidarité et promouvoir la récupération d’entreprise. Il dispose d’un site internet (www.collectifcontrelespatronsvoyous.com/) ainsi que d’une liste de diffusion.
Pour initier la récupération, la principale difficulté est l’accès à la propriété et l’obtention d’un fonds de roulement suffisant. Pour cela, les collectivités territoriales peuvent jouer un rôle important, avec le mouvement coopératif.
Dans le cas de CERALEP, un contact a rapidement été pris avec l’Union régionale SCOP de Rhône-Alpes qui a jugé l’entreprise viable avec un fonds de roulement de 900 000 €. SOCODEN, SPOT et Crédit Coopératif ont apporté 90% de la somme sous forme de prêts et de titres participatifs. Les 100 000 restants ont été réunis par les travailleurs au travers d’apports personnels et du soutien de la population locale.
L’un des traits marquants des entreprises récupérées argentines est qu’elles sont apparues de manière inattendue comme une réponse des travailleurs à une situation de crise et de nécessité. Ni les partis de gauche, ni les syndicats, ni les fonctionnaires de l’Etat, ni les professionnels ou universitaires, ne peuvent prétendre avoir été à l’origine du mouvement de récupération, même si leur apport au mouvement a été décisif. Dans un premier temps, ils ont souvent freiné des initiatives qui échappaient à leur logique : prise de pouvoir préalable à la transformation sociale pour certains partis de gauche ; méthodes bureaucratiques et posture négociatrice de nombreux syndicats ; désapprobation de l’action directe par les défenseurs de l’ordre institutionnel… C’est dans un second temps qu’a été reconnu le potentiel des entreprises récupérées en matière de transformation sociale et de résistance au chômage. Les différents acteurs mentionnés ont alors permis de renforcer le mouvement en apportant un soutien matériel, financier, technique, juridique et politique aux travailleurs autogérés.
Les travailleurs des entreprises récupérées argentines ont le souci de transmettre aux nouvelles générations le fruit de leur lutte.
Cela passe tout d’abord par l’intégration de nouveaux travailleurs, qui apparaît comme l’un des défis majeurs. En effet, la capacité d’embauche est déterminante quant à la capacité des entreprises récupérées à constituer une alternative face au chômage. Mais les conditions d’intégration de nouveaux travailleurs ne peuvent être les mêmes en autogestion que dans un cadre capitaliste : si ces entreprises ne veulent pas recourir au licenciement, elles ne peuvent prendre une décision d’embauche à la légère. D’autant que tous les travailleurs d’une coopérative ont vocation à devenir associés, et à peser dans les décisions internes, ce qui nécessite une relation de confiance. C’est pourquoi les nouvelles recrues sont souvent des enfants, des proches ou des compagnons de lutte des travailleurs de la fabrique. Une attention particulière est portée à la transmission des valeurs coopératives, pour que ce travail ne soit pas considéré comme un travail comme un autre, et que les nouveaux s’investissent dans les décisions collectives.
Une autre manière de « passer le témoin » est d’ouvrir des lieux d’éducation alternatifs au sein des fabriques récupérées. C’est par exemple le cas d’IMPA (entreprise métallurgique de Buenos Aires) qui a ouvert un baccalauréat populaire et une université des travailleurs, pour que la nouvelle génération reçoive une éducation non capitaliste. Cette usine dispose également, comme plusieurs autres entreprises récupérées, d’un centre culturel ; il s’agit d’une manière de s’ouvrir à la communauté, qui découvre l’autogestion au travers d’activités ludiques et artistiques.
Pour créer un contexte favorable à la récupération d’entreprise, il est important qu’un maximum d’acteurs se ressaisisse de la question de l’autogestion, à commencer par les syndicats : à ce jour seul Solidaires se prononce en faveur d’un socialisme autogestionnaire. Pour cela, il faut travailler au rapprochement entre syndicats et économie sociale et solidaire. Comme le dit Thomas Coutrot, il s’agit de « retisser les liens distendus entre mouvement ouvrier et mouvement associationniste. Le socialisme associationniste est l’un des plus grands apports du socialisme français du XIXe siècle et cette scission est préjudiciable à la construction d’alternatives réelles. » Les partis de gauche devraient eux aussi renouer avec cette tradition, face à l’effondrement des socialismes dirigistes et à la décrépitude de la social-démocratie européenne : il est temps de réfléchir à de nouvelles modalités d’appropriation sociale de l’économie, et à sa libération du pouvoir de la finance. L’altermondialisme, « mouvement des mouvements », peut être l’un des lieux de cette réconciliation. En France, Attac est un lieu de convergence entre diverses traditions militantes, dont les membres cumulent souvent un engagement politique ou syndical avec une participation à des alternatives locales.
En dehors de cette question politique, les récupérations d’entreprises nécessiteront le soutien concret des acteurs territoriaux : conseils régionaux, chambres régionales d’économie sociale et solidaire, unions régionales de SCOP, associations et médias locaux…
Le travail nous appartient ! Récupérons-le !
La récupération d’entreprise est une solution efficace et durable à la montée du chômage !
Ce que l’économie capitaliste abandonne, l’économie sociale et solidaire doit le récupérer !
Un travail de lobby auprès des décideurs est nécessaire pour qu’ils mettent en place le cadre légal nécessaire aux récupérations, et apportent un soutien aux expériences en cours et à venir. Pour cela, les arguments ne manquent pas.
Voilà trente ans que les politiques macroéconomiques de lutte contre le chômage prouvent leur inefficacité, dans un contexte de dérégulations commerciale, économique et financière. Nous sommes convaincus de la nécessité de telles régulations pour remettre l’économie au service de la société, et non l’inverse. Mais à court terme, la récupération d’entreprise est une réponse pragmatique à la destruction de l’emploi et du potentiel industriel de notre pays. Elle ne cause de tort à personne puisque elle concerne des unités de production en faillite. Au contraire, elle permet de maintenir l’emploi et l’activité sur les territoires. Cela représente un gain indéniable pour l’Etat, car les travailleurs autogérés seront autant de travailleurs en moins à Pôle Emploi, créant de la richesse et payant des impôts…
Pour nous, ce travail de lobby ne doit cependant pas faire l’impasse sur la nécessité de changer plus en profondeur les règles du système et de « libérer les peuples de la finance ». C’est là la limite de la politique argentine actuelle, pour qui l’autogestion est une manière d’externaliser la politique de l’emploi plus que de construire une « autre économie ».
Dans un contexte de chômage de masse et de désindustrialisation, la récupération d’entreprise est une proposition qui peut faire l’objet d’un large consensus. Il s’agit de la porter au cœur de la société. Nous considérons que le mouvement social dans ses différentes composantes est le plus à même de réaliser cette tâche. Associations d’éducation populaire, ONG, médias alternatifs, régies de quartier, forums sociaux locaux… sont autant d’acteurs et d’espaces à partir desquels pourrait être menée une campagne en faveur de la récupération d’entreprise et de la démocratisation de l’économie.
Le préliminaire consiste à faire savoir qu’une alternative à l’entreprise capitaliste est possible, alors que nos concitoyens sont habitués au discours de l’absence d’alternative (TINA), et sommés quotidiennement de se résigner à l’inévitable rouleau-compresseur de la mondialisation néolibérale. Pour cela, nous pouvons nous appuyer sur la longue tradition française en matière d’économie sociale. Il existe des SCOP sur l’ensemble du territoire français, qui démontrent qu’il est possible de produire autrement ; il faut les faire connaître, comme se le proposait l’Age de faire dans son numéro spécial sur les SCOP. D’autant qu’elles ont mieux résisté à la crise que le reste des entreprises, et ne sont pas délocalisables ! Ensuite, il faut faire connaître les entreprises récupérées existantes, pour montrer que « ça marche ! » Les outils ne manquent pas : il existe énormément de documentaires sur les entreprises récupérées argentines, mais aussi sur les quelques cas français (Le patron c’est nous !, sur CERALEP ; Entre nos mains, sur Starissima)…
Dans ce travail d’éducation populaire, sans doute devrions-nous penser à la mise en place de lieux d’éducation alternatifs (peu de place pour la démocratie économique dans les programmes scolaires !). Les entreprises récupérées argentines ont fait le pari qu’il n’y avait pas meilleur lieu que les fabriques autogérées elles-mêmes, qui offrent la leçon d’une autre économie possible. Il serait souhaitable que les SCOP françaises s’ouvrent également sur la société pour transmettre les valeurs coopérativistes.
Dans de nombreuses parties du monde, des travailleurs font la preuve qu’il est possible de résister à la machine néolibérale de destruction de l’emploi. Leur stratégie : récupérer leur source de travail, et travailler sans patron ! Lorsque le capital décrète qu’une unité de production n’est plus utile (à l’accroissement de son profit), ils parient le contraire : celle-ci peut servir d’autres fins, à commencer par leur permettre de vivre dignement.
En France, les entreprises récupérées se comptent sur les doigts d’une main. Quelques exemples ont néanmoins le mérite de montrer qu’une alternative aux licenciements et au chômage est possible. C’est le cas de CERALEP, à Saint Vallier (Drôme). Tombant dans les mains d’une entreprise américaine détenue par des fonds d’investissement, en 2001, l’usine refuse de se soumettre à l’augmentation de la rentabilité exigée par le nouvel actionnaire. Celui-ci répond en mettant artificiellement en perte le site, par une sur-facturation de la part de la maison-mère : l’établissement est liquidé début 2004. Mais les travailleurs, sous la conduite de la CGT locale, refusent d’être sacrifiés de la sorte et maintiennent la production pour livrer les clients restants. Ils se mettent en contact avec l’Union régionale des SCOP Rhône-Alpes qui estime l’entreprise viable avec un fonds de roulement de 900000€. Le mouvement coopératif apporte 800000€, les travailleurs doivent apporter le reste. Ils parviennent à réunir 51000€, et les 49000€ restants, ils vont les obtenir en mobilisant la population locale, au bord des routes : 802 valloiriens ont fait un don à l’association créée pour l’occasion, qui détient aujourd’hui des parts sociales et une représentation au sein du Conseil d’administration de la coopérative. Trois mois après la liquidation, les 51 travailleurs de l’usine reprennent officiellement le travail sous la forme d’une SCOP, qui un an plus tard aura déjà récupéré tous ses clients ! Depuis, dix embauches ont été réalisées et les salaires ont augmenté de 13%. L’entreprise, en pleine croissance, fonctionne de manière démocratique et transparente. Les travailleurs mentionnent une ambiance de travail plus détendue, un accès à la formation qui permet de diversifier les tâches, et une échelle de salaire réduite (entre 2000 et 3000€)…
L’Argentine est le pays où le phénomène de la récupération d’entreprise a acquis la plus grande envergure et la majeure visibilité. Il devient une réponse aux fermetures d’entreprises dans la décennie néolibérale des années 90, et connaît une expansion massive suite à la violente crise que connaît le pays au début des années 2000. Des milliers de travailleurs occupent leur entreprise et la remettent en route sous contrôle ouvrier : usines métallurgiques, entreprises de construction, imprimeries, fabriques textiles, journaux, hôtels, cliniques, aucun secteur n’est épargné. Ces expériences se réunissent dans un « Mouvement National des Entreprises Récupérées » qui connaîtra plusieurs scissions par la suite, dans un contexte d’intenses débats sur les moyens de faire advenir une autre économie. Car le phénomène de récupération n’a rien d’une réponse ponctuelle à la crise, et s’est inscrit dans le contexte socio-économique argentin comme une alternative à l’entreprise capitaliste. Les entreprises récupérées ont adopté la forme de coopératives de travail, mais leur trajectoire particulière – disparition de la direction et de l’administration, action collective pour la sauvegarde de la source de travail – les a conduit à aller plus loin que beaucoup de coopératives dans le processus de démocratisation. Dans la plupart des cas, l’assemblée générale occupe une place prédominante par rapport au conseil d’administration : la première prend les décisions essentielles, tandis que le second expédie les tâches de fonctionnement. Cette horizontalité des prises de décisions se retrouve parfois dans l’organisation du travail, où est favorisée la rotation des tâches, mais également dans la répartition équitable des revenus, souvent égalitaire. Les travailleurs témoignent ainsi de l’épanouissement dans leur travail, qui cesse de leur échapper : désormais, l’entreprise et la production leur appartiennent. Cette dynamique autogestionnaire conduit également dans certains cas à discuter de l’utilité de la production, orientée prioritairement vers les besoins de la communauté…
Nous estimons que ce mouvement des entreprises récupérées argentines est un exemple à suivre face à la multiplication des « plans sociaux » et délocalisations dans notre pays.
On a mentionné ci-dessus différents modes d’action propres à chaque mouvement d’entreprises récupérées. Pour ce qui est des entreprises en elles-mêmes, Luis Caro note avec une certaine justesse que « les travailleurs ont besoin de peu de choses. On n’a pas besoin d’un investissement pour acheter des machines parce qu’elles sont déjà là ; les ouvriers, on n’a pas besoin de les former parce qu’ils connaissent déjà cette fabrique, ces machines, ces produits ; et la fabrique a une histoire, il y a donc un marché latent qui ne demande qu’à être approvisionné… »
Les entreprises récupérées sont néanmoins confrontées à des difficultés importantes : il faut rappeler qu’il s’agit d’unités de production en crise. Le premier problème est l’accès à la propriété, qui a été facilité au fil du temps par une adaptation des législations nationale et provinciales, mais qui dans de nombreux cas reste irrésolu ; celui-ci empêche notamment l’accès au crédit et à certaines subventions, bridant le potentiel productif des établissements. Le déploiement de ce dernier peut également être freiné par le manque de fonds de roulement et l’obsolescence des machines. Enfin, une difficulté mentionnée par les travailleurs est le manque de formation en matière d’administration et de commercialisation – dans la plupart des cas, les cadres s’en vont au moment de la récupération.
Les ressources mobilisées pour combler ces manques ont varié dans le temps. Dans un premier temps, les ressources militantes ont été décisives : soutien des mouvements d’entreprises récupérées et de la communauté face aux délogements ; aide financière de partis politiques ou syndicats combattifs ; facturation au nom d’organisations sociales ou coopératives ; soutien technique et juridique d’universitaires ou de professionnels…
Dans un second temps, les gouvernements provinciaux et national ont perçu les entreprises récupérées comme une opportunité d’externalisation de leur politique de l’emploi. Cela s’est d’abord manifesté par l’apparition de lois d’expropriation provinciales accompagnées de l’octroi des établissements aux travailleurs sous forme de commodat ; mais la limite de ces lois est la mauvaise volonté des exécutifs dans le paiement des indemnisations, qui peut conduire à une expropriation inversée. D’où la recherche d’une autre voie légale d’accès à la propriété, qui consiste à permettre aux travailleurs licenciés regroupés sous forme de coopérative d’être prioritaires pour le rachat de la faillite de leur entreprise ; cette voie a été entérinée dans une réforme de la loi des faillites actuellement en cours d’approbation au parlement national. Ce repositionnement progressif de l’Etat en faveur des entreprises récupérées s’est également manifesté par l’octroi d’aides ponctuelles, puis par la mise en place de programmes de soutien plus systématiques. C’est le cas du « Programme Travail Autogéré » du Ministère du Travail de la Nation, qui propose un soutien technique et économique aux entreprises récupérées présentant un projet : formation juridique et administrative, aide aux travailleurs, fonds de roulement, rénovation technologique ou investissements…
Il est insupportable de contempler passivement la succession des plans sociaux et la disparition progressive de l’emploi notamment industriel dans notre pays !
Plusieurs articles et interviews disponibles et à venir sur le blog Mediapart de Baptiste Bloch (blogs.mediapart.fr/blog/Baptiste Bloch), qui a réalisé une enquête de huit mois auprès des entreprises récupérées argentines.