Pour en finir avec les a priori

Cahier de l’entrée Participer / Démocratiser    

Argumentaire

L’entreprise vit dans un monde perclus d’a priori, et les véhicule elle-même. De ce fait, elle ferme ses portes et l’accès à l’emploi aux plus fragiles, aux plus exclus de nos concitoyens.

Qui n’a jamais entendu les affirmations qui suivent, assénées comme des vérités indéfectibles ?

  • quand on cherche vraiment du travail, on en trouve ! (lisez : c’est un fainéant)

  • il préfère vivre des minima sociaux plutôt que de travailler ! (lisez : il profite du système)

  • une personne peu ou pas qualifiée est quelqu’un de non compétent (lisez : il ne pourra jamais évoluer)

  • un manuel n’est pas littéraire, intellectuel (lisez : un manuel n’est pas intelligent)

  • depuis le temps qu’il ne travaille plus, il n’est plus employable (lisez : il ne sera plus jamais efficace dans le système économique)

  • s’il est au chômage depuis si longtemps, s’il a autant de « trous » dans son CV, c’est vraiment qu’il y a problème (lisez : il doit poser problème dans une entreprise)

Et je pourrais poursuivre la liste encore et encore.

Toutes ces affirmations me révoltent car elles partent d’un postulat commun : c’est la personne, et elle seule, qui est tenu pour responsable d’avoir des difficultés à (re)trouver un emploi ou de ne pouvoir s’adapter à son environnement.

Données chiffrées

Depuis 1991, ALPE Sarl a recruté 390 personnes très éloignées de l’emploi, et qui avaient cumulé difficultés sociales, familiales et de santé.

Changement d’échelle possible

Mon propos et mon objectif, en participant aux cahiers d’espérance, n’est ni de vouloir transformer toutes les entreprises en entreprise d’insertion – cela n’aurait aucun sens – ni d’asséner des espèces de « leçons de vie ou de morale » - qui sommes-nous pour le faire ?

Mon seul propos est de démontrer qu’embaucher des personnes, a priori disqualifiées par notre société, est porteur de richesses tant économiques qu’humaines.

Toute entreprise n’a pas vocation à n’embaucher que des personnes ayant vécu de longues périodes d’inactivité et cumulant des difficultés personnelles, sociales et professionnelles. Il s’agit là de notre métier, nous nous sommes professionnalisés – en tant qu’entreprises d’insertion – dans cet objet social, et nous sommes d’ailleurs financés (mal et insuffisamment) par les pouvoirs publics, afin de suppléer le turn-over (et donc le non retour sur investissement) de nos équipes et le sur encadrement nécessaire à notre métier de « compagnonnage ».

Mais, j’ai une certitude.

En 2009, l’INSEE répertoriait 2 889 244 entreprises existantes en France.

Imaginez, juste un instant, que l’ensemble de ces entreprises décide une embauche supplémentaire (une seule) en 2011, avec comme objectif lors du recrutement de ne porter aucun a priori sur les candidats potentiels. Nous n’aurons peut être pas réglé le problème du chômage et de l’exclusion, mais qui sait si nous n’aurons pas contribué ainsi à développer la responsabilité sociétale de l’entreprise, qui pour moi doit pouvoir notamment répondre à la question : comment faire en sorte que les plus faibles, les plus précaires soient associés pleinement au monde économique et à la vie sociale, à la place et au rôle qu’ils veulent y tenir ?

L’organisation

ALPE est une SARL

Les acteurs (Qui ?)

ALPE Sarl conventionnée par le Conseil départemental d’insertion par l’activité économique et signataire de la Charte de la Diversité (mars 2007), participe à la lutte contre les exclusions en proposant un contrat de travail, un salaire et une activité qualifiante à des personnes qui ne parviennent pas à se faire recruter par des entreprises classiques.

L’entreprise d’insertion leur permet de retrouver un statut, de vivre de leur travail et de bénéficier d’un accompagnement social et professionnel.

Aujourd’hui, l’entreprise compte 6 salariés en insertion et 8 permanents professionnels.

Présentation de l’initiative (Quoi ?)

ALPE est l’une des plus anciennes entreprises d’insertion de France créée en 1983 sous statut associatif (Association La Petite Entreprise). L’objectif de ses fondateurs était de permettre à des personnes en grande difficulté sur le plan social et professionnel, en bénéficiant d’un contrat de travail et d’un salaire, de reprendre pied dans la vie active et de construire leur avenir professionnel.

Au fil des ans, l’activité de ALPE s’est diversifiée et professionnalisée afin de proposer aux salariés en insertion d’exercer une activité plus qualifiante.

En 1991, l’imprimerie devient donc la principale activité de l’entreprise d’insertion. Pour assurer son développement économique, l’association crée une société commerciale qui prend le nom de ALPE Sarl, son associé majoritaire étant l’Association La Petite Entreprise. Elle s’inscrit désormais dans toute la chaîne graphique : création PAO, impression offset et numérique, façonnage et routage.

Je reprendrais ici les « a priori » que j’ai dénoncés dans mon argumentaire pour essayer de les « démonter » avec des exemples concrets et vécus au sein de notre entreprise.

  • quand on cherche vraiment du travail, on en trouve !

Faux.

Même si actuellement, 75 % des salariés qui bénéficient d’un contrat de travail chez ALPE repartent dès la fin de leur CDD sur un emploi (intérim, CDD longue durée ou CDI), nous pouvons témoigner de la difficulté à trouver un travail, même quand on le cherche pendant des mois. « Epluchant » très régulièrement les offres d’emploi pour faciliter leur réinsertion professionnelle, je suis atterrée du nombre d’annonces qui demandent au futur salarié d’être titulaire du permis de conduire, quand bien même le poste proposé ne l’exige en rien. Le permis de conduire est devenu le premier « diplôme » excluant du monde du travail ceux qui ne l’ont pas. La quasi-totalité des salariés passés chez Alpe n’ont pas le permis de conduire, soit pour raison financière, soit parce qu’elles n’en ont pas eu l’opportunité. Nombre de nos salariés, qui ont développé de nombreuses compétences pendant leur contrat chez ALPE, sont donc exclus de ces offres. Il en va de même des exigences en terme de diplômes ou de durée d’expérience professionnelle, pour des postes de travail identiques à ceux proposés dans notre entreprise.

Le seul pré requis demandé lors de l’embauche à ALPE pour les postes d’ouvrier est : que la personne souhaite travailler. Plus de 80 % des salariés embauchés n’étaient pas des professionnels de l’imprimerie ou du façonnage ; pour ceux qui bénéficiaient d’une expérience professionnelle, elle s’était majoritairement développée dans d’autres secteurs d’activité.

  • il préfère vivre des minima sociaux plutôt que de travailler !

Faux.

Tous les salariés en insertion étaient allocataires des minima sociaux avant d’être embauchés par ALPE. Ils vivaient donc tous en dessous du seuil de pauvreté. Tous souhaitaient reprendre une activité pour deux raisons principales : un question financière (ils sont embauchés au SMIC sur 13 mois) et une question de dignité. Pour eux, reprendre une activité est synonyme de retrouver sa place dans la société. J’ai en mémoire, J-L, interrogé pour notre film « Sens d’impression » fêtant les 25 ans de l’entreprise, et expliquant l’apport d’avoir retrouvé un emploi : «Le fait de se lever le matin, ça parait idiot, mais, au chômage, on ne se rend pas compte de l’heure. On n’a pas de week-end. Même si on n’aime pas les transports en commun, on se dit : tiens, je prends les transports en commun, mais je sais où je vais. Aller quelque part avec ambition, c’est important ».

L’exclusion n’est pas une fatalité. La reconnaissance par le contrat de travail fait des salariés des citoyens actifs.

  • une personne peu ou pas qualifiée est quelqu’un de non compétent

Faux.

Permettez moi d’évoquer ici le souvenir de C. Jeune mère célibataire, sans qualification. Elle est arrivée un jour chez Alpe, quelques expériences de « petits boulots » pour seul bagage. Après quelques semaines de prise de poste, de découverte, d’apprentissage du métier, je la reçois afin de faire un point sur son projet professionnel. A ma question, « quel poste, quel travail aimeriez-vous faire dans l’avenir», j’ai été sidérée de sa réponse : « ce que vous me direz que je suis capable de faire ». Cette jeune femme, dans sa vie familiale comme dans sa vie professionnelle, n’avait jamais eu un « compliment ». On avait toujours mis en avant ses manques ou ses erreurs. Personne n’avait jamais souligné un travail bien fait, une réussite, une capacité à… Et donc, logiquement, elle avait toujours pensé n’être pas capable de… Lorsqu’à Alpe, son chef d’atelier la félicitait pour un travail bien fait, elle ne le croyait pas ! Nous avons alors commencé un long travail de « reconsidération ». Elle a d’abord défini ce qu’elle ne voulait pas faire, puis ce qu’elle aimerait faire pour enfin trouver sa voie.

18 mois après son arrivée à Alpe, je l’ai vu un jour entrer dans mon bureau, me disant : « je viens de la part des salariés de l’atelier, parce qu’on pense qu’il faudrait améliorer telle ou telle façon de travailler ». Elle n’était pas déléguée du personnel, mais elle osait venir représenter un collectif. Elle était devenue force de proposition dans l’organisation du travail.

  • un manuel n’est pas littéraire, intellectuel.

Faux.

La quasi totalité des salariés en insertion sont des ouvriers à l’atelier de façonnage. La définition même du « travailleur manuel ». Et pourtant, ils sont devenus auteurs d’un livre « Impressions » que nous avons publié début 2011. Ce livre reprend les textes qu’ils ont écrit au cours d’un atelier d’écriture qui s’est déroulé pendant près d’une année au sein de ALPE.

L’idée de mettre en place un atelier d’écriture s’est construite, petit à petit, au sein de notre entreprise pour faciliter la prise de parole de nos collaborateurs et permettre à ceux qui maîtrisaient plus difficilement la langue française de progresser à l’oral et à l’écrit.

Au départ, notre objectif était simplement de donner la possibilité d’une expression libre, quelques heures par semaine…

Puis peu à peu, s’est imposée à nous l’évidence de publier les résultats de cet atelier ; parce que la richesse des textes produits nous a donné envie de partager cette expérience.

Les salariés de ALPE sont les auteurs et les réalisateurs de ce livre.

Auteurs, car il s’agit d’un véritable travail de création et de rédaction ; conçu au sein de l’atelier d’écriture.

Réalisateurs, car ils ont produit cet ouvrage, au sein de l’atelier de façonnage, de leurs propres mains, depuis la mise en page, le tirage, la reliure, jusqu’à la confection finale d’un livre.

Ils ont su allier, tout au long de ces mois de travail, « savoir-dire » et « savoir-faire ». Ils réconcilient dans cet ouvrage l’écrit et la technique.

Nous avons diffusé, en forme de carte de vœux, ce livre en janvier 2011 auprès de tous nos clients et partenaires. Nous avons reçu des dizaines de retours enthousiastes. Je vous en livre quelques uns :

  • « merci de vos vœux et de ce superbe recueil « Impressions ». Bravo à tous les écrivains et au défi de ce projet ».

  • « Bravo à tous les auteurs pour ces beaux textes qui ont chacun leur saveur »

  • « Ces « impressions » sont un vrai bijou. Je suis très touché de les recevoir. Je trouve formidable ces textes et félicite leurs auteurs »

  • « Merci beaucoup pour vos « impressions »… ! De très beaux textes »

  • « J’ai lu « impressions » d’une seule traite avec beaucoup d’intérêt et même avec une certaine émotion. J’ai aimé cette liberté d’expression, ces textes où se lisent en filigrane des tranches de vie, cette poésie, ces rêveries ».

Cette expérience nous a permis, au sein de notre entreprise, de découvrir différemment nos collègues de travail et de porter un autre regard sur l’autre, qui – si nous lui en donnons l’opportunité - nous révèle ses talents cachés, là où on ne les attend pas.

  • depuis le temps qu’il ne travaille plus, il n’est plus employable.

Faux, mais il faut accepter de prendre du temps.

Permettez-moi de parler ici de L. Plus de 5 ans de chômage. Il était conducteur offset depuis 20 ans. Il n’avait fait que ce métier là. Les huit premiers mois de sa reprise d’activité, il a été absent plus de la moitié du temps. Parce que, contrairement à ce que certains pourraient penser, la reprise du travail peut révéler plus de difficultés qu’elle n’en résout au départ. Dans le cas de L, il ne pouvait plus « assurer » la force physique demandée par ce poste. Charrier des kilos de papier tous les jours, un travail toujours debout qui demande une grande disponibilité du corps. Lorsque nous abordions une reconversion possible, la réponse de L était toujours la même : « mais c’est mon métier, je ne sais faire que cela ». A force de persuasion, nous avons réussi, lui et nous, à le convaincre de ses compétences transversales. Il s’est formé au métier de reprographe (ce qui signifie qu’il s’est formé aussi à l’utilisation de l’informatique qu’il n’avait jamais utilisé auparavant) qui le maintenait proche de son métier d’origine, tout en lui permettant de travailler dans un secteur moins rude physiquement.

Le capital humain s’use quand on ne s’en sert pas. Plus une personne est exclue durablement du marché du travail, moins elle est capable de venir s’y réinsérer seule, par elle-même. Pour certains, il faut donc accepter de donner du temps à leur réinsertion professionnelle, mais ils démontreront leur capacité d’adaptation et d’intégration.

  • s’il est au chômage depuis si longtemps, s’il a autant de « trous » dans son CV, c’est vraiment qu’il y a problème

Faux.

Permettez-moi ici d’évoquer J. 35 ans. Un « trou » de 10 ans dans son CV. Ne cherchez pas la raison. Une longue incarcération c’est toujours difficile à masquer professionnellement. Il habitait en grande couronne, en Ile de France. Quand tout allait bien, il avait 3 heures de transport par jour. En deux ans, je n’ai jamais vu J. arriver en retard à sa prise de poste. Nous avons connu, en région parisienne, plusieurs grèves de transport pendant le temps de son contrat de travail. Il était toujours là, même pendant ces périodes difficiles (j’ai su qu’il partait à 4 heures du matin certains jours pour être à l’heure à 9 heures à l’atelier).

Il a beaucoup appris. Il a beaucoup transmis de ses compétences à ses collègues. Cela fait maintenant deux ans que J. a quitté notre entreprise pour intégrer un CDI chez un imprimeur familial de la banlieue parisienne. Régulièrement, nous le voyons « débarquer » le matin. « Vous avez un travail à faire sur Paris ? ». « Non, c’est mon jour de RTT. Je venais vous dire bonjour, et prendre le café avec les anciens collègues ». 3 heures de transport, pour une rencontre d’une heure dans nos locaux…

Le rôle de l’entreprise – premier lieu de (re)socialisation – devrait être celui d’infusion et de diffusion d’un état d’esprit et d’un culture humaine. Interrogeons-nous sur la trajectoire que nous imprimons à notre société (et à nos entreprises) pour qu’elle ne soit pas uniquement réduite à un constat d’exclusion des un par rapport aux autres. Infusons la solidarité là où on ne l’attend pas.

Synthèse de mon indignation en une seule phrase

L’entreprise vit dans un monde perclus d’a priori, et les véhicule elle-même. De ce fait, elle ferme ses portes et l’accès à l’emploi aux plus fragiles, aux plus exclus de nos concitoyens.